L’exposition de Saverio Lucariello présentée au Parc Saint Léger à la suite de sa résidence est construite autour des peintures que l’artiste a réalisées pendant son séjour. Elle apporte un nouvel éclairage sur ce travail foisonnant, multiple et truculent, plus connu pour la dimension humoristique et burlesque des vidéos et des photographies. La peinture inscrit dans une autre temporalité et dans une autre matérialité les propos « dérisoirement existentiels » posés dans l’ensemble du travail. Le regard critique, ironique et délirant porté sur l’humanité s’exerce aussi, mais, sans le recours à la mise en scène ou à l’autoportrait, il prend une dimension plus intemporelle, voire plus universelle. La confrontation des pièces ou installations vidéo récentes, avec cette nouvelle série de peintures, permet de tirer des fils les unes aux autres et d’apprécier les différents registres sur lesquels se joue le travail de l’artiste.
Les premières œuvres qui ont fait connaître Saverio Lucariello en France, dans les années 1990, sont des peintures puissantes, étranges, figurant des masses informes, ressemblant à des outres ou des calebasses reliées par des sortes de viscères, tracées à traits épais au graphite et à l’huile. C’est en regardant à nouveau ces peintures que Saverio Lucariello a décidé de consacrer la résidence au Parc Saint Léger à la production d’une nouvelle série de peintures.
Il a repris une fois encore le motif récurrent dans son travail, « forme informe », ses « trucs » dont parle Christophe Kihm :
« […] ces « trucs » sont uniques. Ils sont schématiques, parfois grossiers, mais ils évoluent sans cesse et jamais ne se redoublent. Leurs formes sont toujours différentes, elles se combinent les unes aux autres, se transforment, prolifèrent, ici posées sur des socles ou des reposoirs, là pendantes dans le vide ou affaissées. Elles se greffent aussi, certaines de leurs extrémités s’apparentent à des tubercules, qui prolongent des protubérances. Si l’on devait malgré tout définir formellement ces « trucs », on dirait que leur nature est contrainte par l’électrique et par l’organique, comme issue d’une sorte de croisement entre l’ampoule à vis et le testicule… »1
Ici, dans ces nouvelles peintures, les « trucs » semblent être tour à tour des outres nourricières, des objets sexuels, des réservoirs de « sujet », comme l’indique le titre d’une des toiles.2 Ils ont un usage, ils remplissent une fonction qui occupe et absorbe les personnages.
Dans les deux grands diptyques, situés à l’entrée de l’exposition et dans l’espace central, les personnages sont nus et chauves, sexués, très occupés à absorber le contenu de ces outres. Le décor est sommaire, mais néanmoins champêtre, une sorte de paradis originel ? – À ce sujet, Saverio Lucariello aime citer Virgile (Les Bucoliques) ou Ovide (Les Métamorphoses). Dans les autres toiles, les personnages sont partiellement ou totalement vêtus, ils se protègent parfois d’une ombrelle ou d’un parapluie, la couleur prend plus de place, le paysage est à peine esquissé. Les personnages sont autant occupés par eux-mêmes que par les « trucs » qui semblent garder leur fonction nourricière. Les visages, partout, portent les attributs des masques de la commedia dell’arte : joues rebondies, nez démesurément allongés. Ces anonymes sont le pendant des personnages interprétés par l’artiste dans ses vidéos, empêtrés dans les questionnements existentiels de tous ordres : la philosophie, l’art, la vie, l’amour, la sexualité, la mort, etc. toutes ces choses indispensables et encombrantes… Le visiteur pourra le mesurer avec les deux sculptures-vidéos installées dans les mezzanines On dirait de l’existence, et Micropâlepolitique, toutes deux réalisées en 2003.
Les deux plus petites toiles disposées à l’extrémité des bas-côtés, qui reprennent des dessins sur papier de 19963 , évacuent tout contexte, toute narration. Les personnages à peine formés, embryons humains déjà adultes, fusionnent avec une masse rouge informe, comme accouplés à leur propre placenta. Il y a de la gravité, du tragique dans ces toiles. Comme les deux formes, la matière et le dessin fusionnent.
Les peintures sont visiblement issues de dessins ; le trait est appuyé, parfois redoublé, la couleur légère, transparente et visqueuse à la fois, passée comme un jus aquarellé sur les surfaces : bleu pour les vêtement, vert pour le paysage, rouge pour les « trucs ». Curieusement, malgré ou à cause de cette simplicité, elle concentrent toute une histoire de l’art, des fresques bucoliques romaines à la peinture expressionniste, en passant par Jérôme Bosch ou la sculpture baroque.
Au milieu de ces peintures, dans l’espace central du Centre d’art, comme un contrepoint, est installé le Kâma Sûtra, forme minimale, grand cube de skaï noir à l’intérieur duquel sont projetés quatre films vidéo. Visibles dans les quatre projections, un personnage passe par des moments d’immobilité, effectue de légers mouvements avec une planche rectangulaire avec laquelle il semble vouloir décliner son dictionnaire de Kâma Sûtra. L’informe a fait place à l’orthogonalité, la planche rectangulaire remplace les « trucs » présents dans les toiles, mais l’individu, toujours, continue sa quête absurde.
Danièle Yvergniaux
1 Chritophe Khim, « Les trucs de Saverio Lucariello », in Saverio Lucariello, artshowedizione, Milan, 2004
2 Chercheurs de sujet, titre de l’œuvre reproduite sur le carton d’invitation
3 Trophonios, Fouilleurs, Déterreurs, 1996. Graphite et huile sur carton