Un projet Parc Saint Léger / ISAT / ESAAB
Le vrai sportif est modeste, est un projet qui met en parallèle deux expériences récentes menées par l’artiste autour de la notion de prototype.
Le Larousse nous indique qu’un prototype est « le premier modèle réel d’un objet » et vient du latin proto-typos, le type premier, la forme primitive. Le prototype est donc un objet qui porte en germe la réalisation d’une idée nouvelle à inscrire dans le réel, mais une idée qui reste encore précaire et sommaire, pouvant être redéfinie à chaque étape, subir erreurs et modifications. Là où le prototype dans l’industrie est le fruit d’une série de consensus technico-économiques visant à une production en série commercialisable, le prototype chez Bublex est envisagé sous l’angle de la mise en place d’une situation nouvelle. En d’autres termes, ce qui intéresse l’artiste, bien plus que le produit fini et ses supposées qualités techniques et esthétiques, réside dans le prototype en tant qu’objet d’étude propre, en ce qu’il cristallise les attentes de son inventeur et les résistances du réel pour que cet objet passe du statut de douce élucubration à celui de modèle.
Cette idée selon laquelle le prototype atteste d’une position à la fois solitaire et héroïque de l’inventeur trouve son point d’ancrage dans le projet Feet First. Alain Bublex s’appuie sur un groupe de passionnés de mécanique anglo-saxons qui défend l’idée que la position optimale d’une moto n’est pas le buste en avant mais bien les pieds en avant. Les nombreux adeptes de ce courant, persuadés d’avoir raison contre la totalité de l’industrie motocycliste, ont développé des prototypes aussi loufoques que bidouillés. Passionnés, ingénieurs, bricoleurs du dimanche ou inventeurs professionnels, ils ont pour inspiration des personnalités telles que Craig Vetter, pionnier de l’aérodynamique motocycliste aux États-Unis, Malcolm Newell, qui a commercialisé le Quasar en Angleterre dans les années 1970 ou encore Royce Creasey qui a développé le Voyager. À l’instar de ce groupe anglo-saxon, l’artiste n’a pas adopté les méthodes et moyens de l’industrie pour développer sa propre version du Feet First. Bricolée dans la plus pure économie de moyens, proche d’une économie domestique, la première version avait pour particularité de pouvoir être essayée par le public moyennant la signature d’une décharge.
Quand la proposition lui a été faite de travailler avec un groupe d’élèves ingénieurs de l’ISAT* (Institut Supérieur de l’Automobile et des Transports) de Nevers et un groupe d’élèves designeurs de l’ESAAB (École Supérieure d’Arts Appliqués de Bourgogne), Alain Bublex a souhaité – non sans un brin de malice – proposer une actualisation du prototype Feet First par ceux là mêmes qui demain seront en charge de penser la question de l’innovation au sein de grands groupes industriels. L’actualisation du prototype est esquissée, modélisée et fabriquée tout au long de l’année scolaire 2010-2011 pour ensuite être testée sur la piste du circuit kart de Magny-Cours au printemps 2011, suivant un protocole d’essais mis en place par les élèves eux-mêmes. Mais là encore, les occurrences de Bublex, en lieu et place de s’intéresser aux qualités techniques de la machine, portent un regard plein d’acuité (et de tendresse) sur cette aventure humaine de presque un an.
Avec L’expérience wabi-sabi, 2011, Alain Bublex achète un véhicule en fin de vie et l’utilise pour un voyage allant de Paris au Japon, constatant au fil du voyage la lente désagrégation du véhicule. Le titre de la pièce se réfère à un terme japonais très usité qui signifie littéralement « beauté mélancolique d’une chose simple et usée », une valeur par ailleurs jugée positive au Japon. À l’héroïsme grandiloquent des expéditions qui ont vu des aventuriers traverser de longues étendues de terre à la conquête d’une terre lointaine et exotique, l’artiste oppose l’héroïsme absurde d’un objet inadapté et incongru, bricolé tout au long du parcours pour pouvoir fonctionner. Conduisant son engin à travers l’Allemagne, la Pologne et la Russie, il est amené à apporter quelques aménagements peu spectaculaires sur le véhicule, certaines parties externes devant être scotchées, le toit repeint en blanc pour combattre la chaleur, tous les éléments de confort se disloquant peu à peu (chauffage, radio, vitres électriques). En arrivant à destination, tout ce qui est annexe à la pure motricité du véhicule ne fonctionne plus, seule la partie la plus archaïque du véhicule perdure. En le poussant jusqu’à sa limite, le véhicule retourne ainsi à l’état de prototype, mais un prototype par l’usure et l’usage et non par l’étude comme l’est le Feet First.
Les deux expériences se répondent en ce sens qu’elles se situent aux deux extrémités de la vie d’un objet technique. L’un – le Feet First – n’en est pas encore un, alors que l’autre – l’expérience wabi-sabi – n’en est déjà plus un. L’un est dans la prospective, projeté vers l’avenir et voulant influer sur lui, l’autre dans l’usage, comme retenu dans sa partie archaïque. Mais dans les deux cas, ces deux objets en devenir s’échappent d’un circuit dont ils sont issus afin d’en former un nouveau, imprévu, rudimentaire mais enthousiasmant.
Et de fait, l’exposition Le vrai sportif est modeste ne produit pas d’artefacts mais atteste de cette situation nouvelle. Produite elle aussi dans une économie de moyens proche du bricolage, elle met littéralement en vis-à-vis la voiture et la moto, les deux œuvres-prototypes, signalant au passage un transfert du champ technique vers celui de l’art. Mais au-delà de la monstration de ces deux objets, ce que l’exposition souligne c’est l’aventure humaine qui les sous-tend. Par le biais de photographies redessinées sur ordinateur – une pratique courante chez l’artiste – Alain Bublex nous donne à voir l’expérience et ses héros, leurs tentatives pour faire émerger une forme dans le registre du réel. Mais le trouble que distille ces dessins assistés par ordinateur tire ce réel vers la spéculation, comme un double de lui-même, qui fixe de manière spectrale et à un instant T une tentative d’exister parmi d’autres, laissant le champ des possibles ouvert et potentiellement infini.
Sandra Patron, directrice du Parc Saint Léger