« Qu’est-ce-que la vie ? Un délire ? Une illusion, une ombre, une fiction ; et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe et les songes sont des songes…» in La vie est un songe de Pedro Calderón, 1635
Bienvenue dans un monde où les objets débordent et prolifèrent, un monde où les marchandises, artificielles et synthétiques, parodient le réel ou du moins le lointain souvenir que nous en avons. Ce monde nous submerge, il est segmenté de toutes parts, sans horizon, sans ciel étoilé, sans massifs montagneux. Nous sommes happés par un processus où, à force de courir après le mouvement incessant d’une pseudo-nouveauté, l’épuisement nous gagne. Tapez une occurrence sur votre clavier et découvrez le spectacle infini de l’épidémie des choses*. Alors de guerre lasse, on finit par abandonner le champ de la pensée aux experts ou par devenir l’un deux. Le règne de la marchandise est advenu, les objets sont les nouveaux veaux d’or, ils flottent dans un monde reconverti en musée, dans lequel l’homme devenu touriste « voyage sans paix dans un monde dénaturé »**
Bienvenue dans le monde de Clémence Seilles. Son exposition au Parc Saint Léger La vie est un songe est une fable, un espace de fiction où plusieurs temporalités et plusieurs histoires se chevauchent et s’entrechoquent. S’articulant autour d’un scénario de science-fiction mis à la disposition du visiteur par un audio-guide, La vie est un songe est une plongée dans un temps absurde et chaotique, entre présent, futur et post-futur. Le visiteur pénètre tout d’abord dans une exposition muséale d’instruments de musique, des vestiges d’un autre âge qui n’est autre que notre présent. Ces instruments sont pensés et construits par des amateurs à partir de matériaux issus de notre ère post-industrielle mais leurs factures « fait-main » et leurs capacités techniques limitées (ces instruments ne produisent que des mono-sons) reproduisent plus ou moins consciemment les codes formels du primitivisme. Cette première partie propose une spéculation sur ce que le futur va reconnaître comme signifiant de notre présent mais aussi comme codes scénographiques opérants pour mettre en scène ce même présent. Les instruments sont comme éteints, hors d’usage, fétichisés, mais néanmoins réactivés à plusieurs moments de l’exposition, notamment au moment du vernissage où le compositeur Egon Elliut (chef d’orchestre synthétique d’une compagnie d’amateurs formée pour l’occasion) leur redonnera vie. Cette réactivation par le jeu offre la première ligne de fuite de l’exposition : le jeu détourne l’homme du sacré, il propose de nouveaux usages que la fétichisation rendait impossible. Le jeu, c’est l’endroit de prédilection de l’enfant qui réinvente sans cesse de nouveaux usages possibles à partir de l’existant.Cette première partie muséale est mise en danger et en tension par l’irruption d’une météorite dans l’espace central de l’exposition. Cet envahisseur venant du post-futur introduit une dimension tout à la fois apocalyptique et comique au scénario. Apocalyptique car elle suggère l’imminence d’une catastrophe et comique car cette météorite ressemble plus à un décor de cinéma qu’à un quelconque élément naturel. Si les terriens du futur vivent sur une planète où seule l’industrie est le garant du monde matériel, alors le post-futur, symbolisé ici par la météorite, est une parodie du futur, il est une copie de la copie, il annonce un monde devenu totalement amnésique dans son rapport à ses ressources naturelles. Sa présence ouvre le champ des spéculations : quelles mutations profondes et effrayantes la terre a-t-elle produites pour engendrer cet élément grotesque et menaçant ?Tous ces questionnements ont conduit certains hommes du futur à se réfugier dans un espace neutre et intemporel, la tente des réfugiés temporels. Cette tente, qui renferme en son sein tous les outils et matériaux nécessaires à la construction de l’exposition, est un refuge à l’abri des regards mais aussi des oreilles dans la mesure où le pouvoir totalisant de l’audio guide ne parvient pas à l’atteindre. C’est un endroit où se reposer, se ressourcer mais c’est aussi le lieu d’une possible guérilla, un endroit bouillonnant et plein de rage, où les matériaux présents sont autant d’outils disponibles pour imaginer un autre monde. Le bureau de conception fictive fait face à la tente des réfugiés temporels et entre eux, l’affrontement gronde. Ce salon d’écriture est l’organe de contrôle, le lieu de la construction narrative de la fiction. Le narrateur y travaille aux archives historiques, le passé est manipulé pour être réinjecté dans le présent, à l’image de ce temps« visqueux » et non linéaire définit par le philosophe Elie During pour qui le futur n’est que le présent qui incorpore tous les passés et les conserve à titre actif. Les réfugiés parviendront-ils à prendre le contrôle de la salle des archives ?
Bienvenue dans un monde en crise, où tout a déjà été fait, produit et consommé, un monde qui affirme néanmoins la puissance jubilatoire de l’amateur qui contrecarre le devenir-design de nos sociétés, un monde dans lequel la guérilla – urbaine, virale, artistique, se pose comme une alternative poétique et politique à la désillusion et au désenchantement. Un monde où il s’agirait de produire du possible à partir du réel.
Bienvenue dans notre monde.
Sandra Patron