« Il avait maintenant sous les yeux un paysage cubiste, une collection de formes blanches disposées au hasard, en dessous d’un arrière-plan bleu, sur lequel des tâches floues, vertes et poudreuses, se balançaient lentement d’arrière en avant. Il se demanda paresseusement ce que représentaient exactement ces formes géométriques – il savait qu’elles avaient constitué, quelques secondes avant, une partie familière et immédiate de son existence quotidienne – mais il avait beau les redisposer spatialement dans son esprit ou tenter de les associer les unes aux autres, elles demeuraient… de simples formes géométriques à l’assemblage fortuit. »
J.G. Ballard, L’homme saturé
Prenons la situation telle qu’elle se présente au départ : au collège René Cassin de Cosne-sur-Loire, il y a une petite salle de cours transformée en galerie dans laquelle chaque année ou presque, des artistes sont invités par le Parc Saint Léger à concevoir un projet. Les expositions qui y prennent place depuis sa création ne se caractérisent ni par un thème ni par un médium qui leur serait commun ; les pratiques diffèrent et permettent aux élèves, justement parce qu’elles composent une image fragmentée, complexe de l’art contemporain, d’éduquer leur regard à ses formes et leur esprit à ses enjeux. C’est dans cette perspective, et parce que ses œuvres convoquent un imaginaire riche et une approche plastique fertile, qu’Ernesto Sartori, artiste italien né à Vicenza en 1983, a été invité cette année.
Observons maintenant la situation telle qu’elle s’est déroulée dans les faits : arrivé au collège René Cassin de Cosne-sur-Loire, l’artiste découvre un établissement scolaire à l’architecture surprenante qui le laisse, disons-le franchement, dans un certain embarras. Ce n’est pas que le lieu lui déplaise, bien au contraire : sous ses airs de petite université américaine, le collège cache derrière les briques rouges de sa façade une imbrication d’espaces aux formes irrégulières, les couloirs construisent un labyrinthe convergeant autour d’une rotule centrale et des motifs, assemblés en patchworks colorés, recouvrent les surfaces au sol. L’embarras provient davantage du fait que là où le personnel administratif, technique, les enseignants et les élèves, utilisant quotidiennement ces locaux, en perçoivent moins les formes que les usages l’artiste, lui, y découvre une esthétique particulière, qui n’est pas sans lien avec celle qui parcoure son travail. Prenant acte de cette familière incongruité, Ernesto Sartori a fait de l’établissement un terrain de jeu à grande échelle, entraînant deux classes dans son sillage. C’est ainsi qu’est né « Orto ».
« Orto », en italien, signifie « potager ». Mais le mot évoque aussi, phonétiquement, l’ « ortho » de l’orthographe, de l’orthogonalité ou de l’orthodontie, renvoyant cette fois à une certaine idée de l’ordre, des choses disposées à l’endroit exact où elles sont supposées l’être. On sera peut-être surpris, au premier coup d’œil porté sur le travail d’Ernesto Sartori, de le voir s’attribuer cette rigueur. Les univers qu’il crée, dans ses peintures ou ses sculptures, semblent en effet contenir un statut fictionnel débridé, permettant qu’aient lieux les plus improbables rencontres entre les formes, les matières et les êtres. Une telle idée serait cependant trompeuse, ce serait oublier que l’artiste, ayant emprunté il y a de cela quelques années l’identité fictive de Gary et Duane, construisait des mondes à partir de plans incliné à 35°. Sur cette norme oblique, la fiction n’apparaissait que plus féconde.
Au collège René Cassin, Ernesto Sartori puise dans le contexte architectural du lieu la base d’une expérience visuelle semblable à celle qu’éprouve le visiteur extérieur en découvrant l’établissement. À partir d’objets qui composent notre environnement quotidien, rendus plus abstraits par la couche de plâtre coloré qui les recouvre et occulte leur référant initial, il créé un environnement de formes, offrant un nouvel horizon fictionnel aux regards des hommes saturés.
Franck Balland