Le « dessin » du latin designo (signifie) « dessiner » et « désigner » à la fois. Il présente plastiquement une essence, un concept ou une pensée. Il revêt plusieurs définitions selon le projet de l’artiste et comme le rappelle Etienne Souriau « « dessin« est le même mot que « dessein ». […] Le dessin dit l’histoire, satisfaisant une mémoire, réactualisant des faits divers passés ou incitant à fabuler un futur possible ».[1]
Les catégories « esthétiques » proposées ici se rapprochent de la pratique du dessin que Françoise Pétrovitch développe depuis le début des années quatre-vingt-dix, en évitant de rester figée dans une technicité virtuose mais en diversifiant les expériences sensibles. De l’exigence technique inhérente à la gravure, aux « cahiers d’école » en passant par l’application du dessin qui s’affranchit progressivement de la feuille de papier pour glisser sur le mur ou au sol, Françoise Pétrovitch explore diverses situations du dessin. Il est posé sagement sur son medium de prédilection, le papier, déborde de son cadre, ou se permet des avancées dans des domaines qui peuvent paraître éloignés, mais qui, si l’on y regarde bien, sont le prolongement en volume d’une même pensée en action. En effet, sans s’encombrer de quelconques effets de mode, l’artiste transgresse la technique dite traditionnelle du dessin en lui associant des sculptures en céramique, des bas-reliefs qui, dans ses installations, s’organisent comme des prolongements de la ligne tracée. Françoise Pétrovitch a cette capacité à redéfinir le dessin comme un « familier » qui l’accompagne depuis l’enfance dans les différentes étapes de son existence et de son parcours artistique. À partir d’un creuset d’images, réminiscences du passé, « un futur possible » se construit à partir d’éléments bidimensionnels et tridimensionnels qui se font écho les uns par rapport aux autres comme le fil d’une narration.
Le projet d’exposition au collège de Dornes a surtout été l’occasion pour l’artiste de produire de nouvelles pièces en céramique et de les faire dialoguer avec l’espace de l’atelier – galerie. Deux figures, l’une mythologique, l’autre romanesque ont fait l’objet d’une production avec deux ateliers céramiques du département de la Nièvre, héritage d’une tradition de la faïence de Nevers et du grès à Saint-Amand-en-Puisaye. Janus, divinité romaine a une tête mais deux visages opposés, gardien des passages et allégorie des états transitoires, est présenté à même le sol, posé au croisement des dessins que l’artiste a réalisés in situ. Cette tête hybride, moitié humaine moitié animale résume l’ambiguïté présente dans l’ensemble de son travail. En effet, partant d’objets familiers inoffensifs à première vue : les poupées, les animaux, la figure de l’enfance, puis de l’adolescence, elle interroge le passage au monde adulte et ses métamorphoses, et détourne la naïveté apparente de ses sujets avec lucidité et poésie à la fois. La cruauté, apanage de l’animalité, est renvoyée à la face de l’humanité. Tour à tour visage et tête animale, Janus synthétise ces contradictions.
Alice se conjugue au pluriel comme autant d’Alices déclinées de l’original, métaphore des avatars du temps et de notre propre rapport au monde. Lorsque Lewis Caroll écrit son roman, il imagine plusieurs animaux directement inspirés des personnes de son entourage. La réalité rejoint la fiction, et le jeu de miroir entre les deux mondes se matérialise par les différentes métamorphoses qu’Alice aura à subir dans un monde incertain en perpétuelle transformation. C’est assurément le jeu des apparences qui est montré à Dornes en utilisant la configuration « brute » de l’espace de la galerie du collège. En effet Françoise Pétrovitch a voulu que le dessin s’adapte au lieu en s’appuyant sur des éléments en présence : un sol uniforme gris, des murs qui témoignent de l’activité pédagogique du lieu avec peu de surface murale d’accrochage mais un volume conséquent dans cet espace qui était à l’origine un atelier. Ainsi elle a su accorder son tracé aux accidents architecturaux de ce lieu. Dès l’entrée, deux Alices monumentales tracées à même le mur nous accueillent. La ligne se poursuit au sol représentant en anamorphose la suite du dessin des personnages réalisés avec un geste large et précis qui convoque l’ensemble du corps. Le dessin est perçu ici comme un lien (ou liant) entre les éléments céramiques, proposant ainsi un parcours uniformisé par ce dernier mais néanmoins fragmenté, comme autant d’inversions des perceptions de l’environnement. La mise en espace de son travail, l’artiste l’a voulue sobre, presque austère, évacuant volontairement la couleur au profit d’un dessin au tracé épais, gris foncé, qui cerne et suggère les formes et les corps, presque comme une esquisse. Le spectateur est ainsi d’emblée invité à entrer de plain-pied dans son œuvre.
Les Alices jumelles, dédoublement d’une seule et même petite fille, occupent l’espace central. Elles trônent là, géantes, et leur rapprochement presque charnel renforce l’étrangeté d’un couple siamois, inséparable malgré elles. La présence d’Alice prend la forme également de deux bas-reliefs échelle 1 disposés dans l’espace de la galerie la représentant serrant contre elle un lapin. Les représentations de l’animal, selon l’artiste « se confrontent à celle d’une féminité naissante […]. Les incongruités plastiques mettent en scène les ambiguïtés de nos pensées – le personnage principal est une femme – enfant qui serre contre elle un lapin, étreinte ou étranglement ? […] »
La photographie que l’on rencontre de plus en plus fréquemment dans ses environnements a également sa place dans l’exposition. La pratique photographique existe avec la complicité d’Hervé Plumet, photographe. Ensemble, ils déterminent les variables incontournables de l’élaboration des prises de vue (lieux, personnages, situations, cadrages…). Les photographies ainsi produites sont consignées. L’utilisation de ce médium est particulièrement juste dans son travail car elle permet une mise en abyme de ses sculptures qui sont placées dans différents « territoires », le plus souvent choisis à proximité du site où l’artiste a été invitée. Cependant, le regard croisé qu’ils posent sur la photographie est loin d’être documentaire car elle n’est pas utilisée pour resituer l’objet dans son contexte mais bien pour le décaler davantage en proposant des rapprochements, parfois incongrus, entre ce dernier et les « paysages » qui sont montrés. Alice se retrouve ainsi allongée dans la salle du réfectoire du collège à l’heure de midi, contraignant ainsi les élèves à prendre conscience de son existence en la contournant, placée dans les containers des réserves alimentaires, posée sur le plan de travail des cuisines à l’image d’un gisant ou encore côtoyant une classe dans le gymnase du collège. De même Janus a été photographié en chemin. Etrange jeu d’échelle et vision décalée entre le personnage au second plan qui se trouvait là en blouse de travail et la tête, monumentale, tournée côté « face humaine ». Ces expériences visuelles nous rendent Alice et Janus plus proches. Les contextes sont volontairement choisis pour leur banalité ce qui permet de les renvoyer à une contemporanéité débarrassée du poids mythologique ou romanesque de l’Histoire.
La figure d’Alice au pays des merveilles, tout comme la double tête de Janus, résume assez bien à elle seule l’œuvre protéiforme de Françoise Pétrovitch, tant dans les formes que dans la pensée qui les modèle. En effet, l’artiste n’apporte pas de réponse, elle laisse chacun s’acheminer dans son univers avec ses propres exégèses. Aux antipodes d’une œuvre autoritaire, elle recherche cette pluralité de points de vue. Peut-être est-ce de cela qu’elle veut nous parler à travers ses installations « dessinées ». L’humain est au centre de ses préoccupations, le passage délicat à l’état adulte, la femme – enfant réelle, rêvée, fantasmée, accolée à une animalité qui ravive la tension entre raison et instinct qui agit et sourd en chacun de nous. Les Alices nous renvoie à notre propre condition « d’être » sans cesse en mouvement, adaptable ou… voué à la disparition.
Valérie Pugin
[1] Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, pp. 566 et 567, Collection Quadrige, Ed. PUF, 1990