Après une maîtrise de droit public et de théorie de l’Etat à Paris, Lili Reynaud Dewar, née en 1975 à la Rochelle, intègre les Beaux Arts de Marseille au milieu des années 90. Installée par la suite à Nantes, elle devient une figure active de sa scène artistique, collabore à la revue 02 en tant que critique d’art, activité qu’elle poursuit lorsqu’elle s’installe en Écosse pour un Master à la Glasgow School of Arts. Repérée sur la scène artistique française à l’orée des année 2000, son travail a été récemment montré à la dernière Biennale de Berlin (2008), au Frac Aquitaine ainsi qu’au centre d’art de Salvatore Lacagnina à Syracuse. Son travail est représenté en Ecosse par la galerie Mary Mary.
L’exposition au Parc Saint Léger représente sa première grande exposition personnelle dans une institution française.
À bien des égards, Lili Reynaud Dewar développe depuis quelques années une œuvre complexe, déroutante et difficile qui rend la position du spectateur souvent inconfortable. En rapprochant des éléments à priori totalement hétérogènes mais néanmoins unifiés par une sorte de logique secrète et magique, en ne se souciant guère des règles élémentaires de l’épistémologie, en formulant ses écrits, performances et installations dans un vocabulaire formel et rhétorique privilégiant l’allégorie, le mythe et/ou l’énigme, l’artiste brouille incontestablement les pistes d’une compréhension immédiate. Pourtant, la pertinence et la richesse de ce travail ne résultent pas d’une quelconque posture de dandy ou d’aristocrate mais s’assimilent bien plus à ce que les grecs appelaient la Mètis. La Mètis est une structure de pensée où l’on ruse avec la règle pour mieux la dévier de son sens initial, terme inventé par et pour Ulysse lors de son stratagème du Cheval de Troie…
Assimiler les règles pour mieux les contourner, phagocyter l’histoire des formes et des pensées, sont bien des stratégies à l’œuvre dans le travail de l’artiste. En subvertissant dans un même mouvement des formes issues d’une histoire du divertissement avec celles issues d’une histoire de la radicalité, Lili Reynaud Dewar nous propose à la fois une alternative et une anticipation de ce qui pourrait advenir(1), dans un contexte global où s’affirme un peu plus chaque jour le devenir–entertainment de l’art.
En empruntant tout en les détournant les codes formels du théâtre, du design, du spectacle ou de la musique pop, l’artiste propose in fine une réflexion passionnante sur la question de l’identité et de son corollaire, le stéréotype. Avec en arrière plan, de façon presque discrète mais néanmoins tenace, une réflexion sur le pouvoir, la domination et ses perversions. L’identité chez Lili Reynaud Dewar, superbement incarnée par Mary Knox lors de ses performances, est une identité mutante et multiple, paradoxale dans son essence, fragmentaire et discontinue, une identité qui finit toujours par faire éclater le cadre dans lequel elle semblait s’inscrire. Tout l’univers de Lili Reynaud Dewar est ainsi peuplé de personnages fantasques qui se réinventent en permanence : Queen Mother Nanny, leader féminin charismatique qui s’est battue contre l’esclavagisme en Jamaique ; Sun Ra, jazzmen excentrique aux performances scéniques grandioses et loufoques, ou encore Peter Berlin, acteur gay et star du porno, réalisateur, costumier, photographe et dessinateur faisant de sa propre existence l’objet de son art.
Au-delà de leur hétérogénéité, ces figures récurrentes creusent au final toutes le même sillon : la recherche de son identité propre est ici perçue et vécue comme une résistance – résistance aux normes, aux codes et aux lois, résistance au bon goût également. Et si la performance est à ce point centrale dans le travail de l’artiste c’est dans la mesure où elle offre un parallèle passionnant avec les rituels archaïques et contemporains, qui allient une mise en scène spectaculaire, excentrique et outrancière à une recherche authentique et sincère d’une identité singulière.(2)
Identité Versus stéréotype. Ou comment accéder à soi par une série d’artifices, comme on reconnaîtrait l’arrière évidé d’un masque comme étant celle de son moi authentique.(5)
La proposition de Lili Reynaud Dewar pour le centre d’art du Parc Saint Léger poursuit et prolonge l’ensemble de ces questionnements.
L’exposition prend pour point de départ les studios de la Black Maria 3, un lieu de production du cinéma avant l’invention du cinéma -technique connue sous le nom de kinétographe – qui vécut une période d’expérimentation intense et éphémère entre 1892 et 1896. De l’extérieur, la Black Maria se présentait sous la forme très singulière d’une maison oblongue aux angles irréguliers, recouverte de papier goudronné et cloutée de toute part. Cette curiosité architecturale était par ailleurs dotée d’un toit amovible et fixée sur un plateau pivotant pour capter au mieux les rayons solaires. Pendant quatre ans, un cortège étrange et hétéroclite de sioux, de lutteurs, de magiciens, de clowns, de danseurs japonais et d’animaux de ménagerie défilent ainsi sur la scène de la Black Maria. Un ensemble de saynettes muettes de quelques secondes furent ainsi tournées, composant au final un ensemble très diversifié de films. Certains se situent dans la pure tradition du spectacle, d’autres enregistrent des gestes simples comme pris sur le vif, d’autres encore se présentent sous la forme d’archivages ethnologiques, à l’instar de cette Buffalo Dance dans laquelle une troupe de danseurs indiens réinterprète des danses rituelles, fixant ainsi sur la pellicule le passage d’un rituel ancestral à celui d’un show commercial pour blancs en mal d’exotisme.
L’exposition au centre d’art du Parc Saint léger fonctionne comme une restitution fragmentaire et elliptique de la Black Maria, elle donne à voir un lieu de production qui fonctionne à flux tendu, en amont et en aval de son vernissage.
En amont : l’espace est un lieu de tournage où, pendant un mois, les performers, le costumier, le preneur d’image, le monteur, le photographe, participent à l’élaboration de films muets qui sont tous des références plus ou moins explicites à certains stéréotypes du spectacle (le striptease, le catch, la danse Hip Hop..). En aval, le visiteur de l’exposition entre dans un dispositif comme subdivisé en sections qui correspondent aux différentes étapes du projet global : l’espace central est le lieu du tournage, les espaces latéraux sont les lieux de stockage de tous les accessoires et costumes utilisés, l’arrière-scène est le backstage dans lequel sont consignées les prises de vue photographiques comme autant de prises de notes. Et enfin, sur la mezzanine, une multiprojection présente les films tournés dans le décor central.
La manière de concevoir l’espace et la fonction « exposition » est à ce titre tout à fait passionnante : véritable métaphore d’une organisation de la pensée de l’artiste, de la production de l’œuvre jusqu’à sa monstration, l’exposition est conçue comme un espace à usage différencié. Un même espace doit pouvoir se définir selon des pratiques et modalités différentes, avec des temporalités à réinvestir selon l’étape dans laquelle elles s’inscrivent. Ainsi, par exemple, l’espace central est à la fois défini selon un point de vue fixe et fictif qui est celui de la caméra (la scène en trapèze reconstruit d’ailleurs une fausse perspective, clin d’oeil appuyé au Bedroom Ensemble de Claes Oldenburg) mais il est aussi un espace de circulation qui s’expose littéralement au visiteur de l’exposition.
Par ce numéro de haute voltige, Lili Reynaud Dewar entame à ne pas en douter avec la Black Maria une nouvelle étape dans son travail.
Sandra Patron