« Je ne peints pas l’estre, je peints le passage. »
Michel de Montaigne, Essais, Livre III, 1588
Comme un écho à la pratique de Stéphanie Saadé, cette citation accompagne le choix des œuvres opéré pour son exposition monographique « Traversée des Etats ». L’exposition met en évidence le caractère indiciel du travail, la constance du processus et la mesure de l’évolution de l’espace-temps. Son œuvre procède essentiellement par transposition, déplacement et métaphore pour explorer les relations entre l’intime et l’universel. Un peu à la manière d’un arpenteur, l’artiste mesure ses trajets favoris, le temps qui existe entre des événements autobiographiques et l’Histoire ou encore la rencontre impossible entre le passé et le présent. À partir de cette poétique de l’intime, elle ne reconstitue pas seulement son histoire et celle du Liban, mais elle joue sur les décalages temporels et géographiques pour induire un sentiment de dépaysement face à son environnement personnel.
Les œuvres de Stéphanie Saadé sont autant d’indices, de traces qui mettent en évidence l’effet heuristique de la distance. L’artiste place ainsi le spectateur dans une position d’archéologue qui perçoit les œuvres comme autant d’énigmes qu’il ne peut identifier directement. Elle utilise régulièrement ce procédé de mise à distance pour questionner ce qui est vu et ce qui est su et mettre ainsi en évidence l’idée d’impermanence et d’inachèvement. Cependant, ce recul ne s’exprime pas que de manière subjective puisqu’elle intègre dans son travail des outils de mesure parfaitement objectifs. Avec son œuvre Elastic Distance (2017), l’artiste nous montre, en temps réel, l’éloignement physique qui la sépare de l’espace d’exposition, à l’aide d’un téléphone mobile et d’une application de géolocalisation. Cette distance se transforme, en même temps, en un lien constant avec l’exposition en cours. L’installation Building A Home With Time (2016-2018) reproduit les dimensions de la chambre d’enfant de Stéphanie Saadé en utilisant 2832 briques, quantité qui correspond au nombre de jours de guerre du Liban vécus par l’artiste. De par son déplacement, cet espace concret devient la métaphore de l’espace protégé et privilégié qu’est le temps de l’enfance. Ce procédé, apparenté à un oxymore, pourrait être entendu comme le moyen pour les hommes de maîtriser leur destin. Mais on retrouve aussi cette pratique dans une forme de bricolage et plus particulièrement dans sa série d’œuvres regroupées sous l’intitulé de Re-Enactment. Ces assemblages s’apparentent à des sortes de ready-mades assistés, composés à partir de matériaux prélevés du quotidien pour souligner une poésie de la désuétude. Ils semblent œuvrer contre l’oubli de ces objets ordinaires mais surtout contre l’oubli des situations dans lesquelles ils ont été initialement trouvés. À nouveau, par effet de transposition, l’artiste nous invite à réévaluer notre point de vue, à dépasser les apparences pour tendre vers une compréhension plus profonde de la réalité.
Le déplacement géographique joue un rôle important dans l’œuvre de Stéphanie Saadé, il en est peut-être même le fondement. Avec Nostalgic Geography (2013), l’artiste fait cohabiter dans un même espace des trajectoires et des temporalités inconciliables. Elle incruste une ligne métallique sur un détail de la carte du Liban qui reproduit le tracé d’un trajet fréquemment emprunté dans les rues de Paris durant ses études. Pour A Map of Good Memories (2015), elle assemble vingt de ses trajets préférés pour former une sorte de territoire sentimental pouvant être traversé par le spectateur. Réalisée à la feuille d’or, cette carte autobiographique devient une surface réfléchissante qui permet à d’autres vies de s’y refléter tout en soulignant l’impossible rencontre entre le présent et le passé. Quant à l’or, matériau fréquemment utilisé par l’artiste, il semble fonctionner comme un élément de permanence qui permet de fixer les états éphémères. Ainsi, avec une économie de moyens, tout le travail de Stéphanie Saadé nous invite à explorer les notions d’habitat et de déplacement.
Catherine Pavlovic